TOPOLOGIK.net   ISSN 1828-5929      Numero 4/2008


 

Massimo Cerulo

 

La vie quotidienne du professionnel de la politique

 

 

1. Présentation

C’est d’un point de vue sociologique que mon article analyse le thème de l’apathie et de la désillusion par rapport à la politique chez les citoyens de la région Calabria, en particulier, et de l’Italie en général1. En m’appuyant sur ma recherche de doctorat sur «La vie quotidienne du politique de profession», je vais commenter des résultats qui sont issus de mon étude empirique2. Nous pouvons les résumer en quatre points:

  • la classe politique italienne semble autoréférentielle, c’est-à-dire qu’elle manifeste une grande difficulté à prendre en considération les besoins des citoyens représentés. Une telle « autoréférentialité » s’accroît dans le temps et d’une façon directement proportionnelle à la charge politique détenue;

  • la majorité des politiques italiens vit dans un «monde à part», ou dans une sphère de réalité différente (Schütz 1979). Leurs habitudes, leurs comportements, leur vie quotidienne sont différents de ceux des citoyens: les politiques alors apparaissent comme des «étrangers privilégiés»;

  • le politique italien semble un sujet très routinier. Il ne veut pas innover, mais il préfère se reposer sur – au sens phénoménologique – la réalité qu’il connaît bien. Pendant sa formation professionnelle, il apprend l’art de la politique et il fait beaucoup d’expériences. Ensuite, toutefois, cette expérience se «cristallise» et il n’a plus le courage et la volonté de se remettre en question;

  • en utilisant une perspective d’étude de genre, mon étude m’a permis d’observer et d’analyser les différences entre politiques de sexe différent. Le peu de femmes italiennes qui sont professionnelles de la politique ont des habitudes quotidiennes très différentes de celles des hommes. Pour cette raison, elles sont discriminées par les hommes. En effet, en Italie, la femme qui veut devenir politique de profession est presque invisible.

C’est possible que quelques-unes de mes considérations soient valides pour des groupes plus amples de politiques de profession. De toute façon, étudier sociologiquement les professionnels de la politique pourrait être un moyen de mettre au jour le «sens» de l’art de la politique, ce qui est très important pour ceux qui étudient la société et pour la société elle-même.

Dans cet article, je concentrerai mon attention sur l’autoréférentialité de l’agir social de la classe politique et sur la «crise» de l’expérience qui semble caractériser beaucoup de sujets.

 

2. L’apparente autoréférentialité de la classe politique italienne

En Italie en général, et dans le Sud de l’Italie en particulier, les citoyens semblent participer trop peu à la vie politique (Sartori 2007, 2006; De Rita 2002; Von Beyme 1997). Mon étude vise à démontrer que l’on doit attribuer la cause de leur comportement aux habitudes des politiques de profession. En effet, la classe politique italienne semble autoréférentielle et, parfois, «sociophobique». Elle se retire à l’intérieur du champ politique duquel elle ne sort jamais, sauf pendant la période des élections. La politique engagée, alors, paraît interdite aux citoyens italiens.

Mon étude empirique montre que la classe politique de Calabre manifeste un problème qui concerne son status de «politiques de profession». Je vais m’expliquer. Leur rôle devrait être caractérisé par un esprit «de bataille et de passion» - ira et studium – qui devrait être l’élément authentique du politique professionnel (Weber 2002). Ils devraient répondre de leurs actions qui ne peuvent pas être déléguées aux autres.

Le problème est que, en Italie, cela se vérifie rarement. Et pour deux raisons principales qui tiennent :

- aux caractéristiques du champ politique3 qui est inviolable de l’extérieur (Balbo 2001, Bourdieu 2000);

- aux comportements de beaucoup de politiques qui, en se renfermant dans leur monde privilégié, rendent la classe politique autoréférentielle.

Aujourd’hui ce phénomène persiste parce que, comme mes observations le démontrent bien, les politiques de Calabre vivent de politique plus que pour la politique4.

En effet, beaucoup d’entre eux semblent tirer de la politique un profit qui se perpétue dans le temps: ils utilisent leur position politique et le pouvoir qui en dérive pour sauvegarder les intérêts économiques de leur groupe professionnel. L’activité politique alors n’est pas considérée comme la «cause qui est à la base de leur vie»(Weber 2002), qui devrait pousser les hommes à agir au nom des principes éthiques et des normes morales qui font partie de cette «cause».

Je pense qu’aujourd’hui en Italie nous ne sommes plus dans les conditions qui faisaient dire à Rawls que les politiques sont guidés par ce qu’ils considèrent licite moralement. Et la morale était le bien commun (Rawls 1991). Aujourd’hui beaucoup d’entre eux agissent principalement pour le profit de leur groupe d’appartenance. Ils utilisent une perspective utilitariste. Et le principe utilitariste semble être à la base des relations quotidiennes. En effet, la politique est un instrument utilisé par beaucoup de personnes pour atteindre des positions de prestige dans la stratification de la société et pour obtenir un profit durable dans le temps5.

J’ai mené ma recherche sur certains politiques de profession en Calabre. Toutefois, ces considérations me semblent valides pour la plus grande partie de la classe politique italienne.

En outre, ces comportements, que nous pouvons définir comme «peu éthiques», ne sont pas cachés à l’opinion publique. Au contraire: les attitudes des politiques de profession, leur autoréférentialité, la fermeture presque hermétique du champ politique sont bien saisis par les citoyens, qui s’éloignent de cette classe politique et du système qu’elle représente.

En d’autres termes, les citoyens ne sont pas engagés. Ils considèrent cette classe politique comme incapable de les gouverner et peu responsable dans la représentation des intérêts du peuple. Et alors les citoyens n’agissent pas, parce qu’ils ont perdu leur confiance dans la politique6.

En employant l’expression d’un politique interviewé, nous pouvons bien dire qu’aujourd’hui, en Italie, le politique est «marquée d’un signe indélébile aux yeux de l’opinion publique».

Ces observations font naître une réflexion. Les politiques, sûrs d’être autoréférentiels, ne font rien (ou très peu) pour corriger cette tendance. Ils sont sincères quand, pendant l’interview, ils admettent leurs défauts. De la même manière, ils n’ont pas de problèmes quand ils se définissent comme «privilégiés» par le status qu’ils détiennent. Toutefois, les sujets que j’ai interviewés ne proposent aucune solution. Ils sont pareils à des critiques bien préparés s’il s’agit des maux qui caractérisent leur profession, mais en réalité ils se montrent peu actifs. C’est comme s’ils disaient: «Oui, ça c’est la situation réelle : pourquoi la changer?».

Le problème est que les citoyens s’éloignent de plus en plus de l’arène politique, qui semble réservée seulement à quelques «élus».

Alors les citoyens italiens, que font-ils ? Etant donné qu’ils connaissent la situation de la classe politique et la perte des comportements éthiques, les citoyens italiens, et en particulier ceux du Sud de l’Italie, s’adressent aux politiques à travers des relations que nous pouvons définir particulières: je parle des formes de népotisme (clientelismo)(Fantozzi 1997). En d’autres termes, les citoyens demandent aux politiques des faveurs personnelles au nom de leur amitié, oubliant l’éthique qui devrait caractériser l’action politique et la relation entre représentants et représentés.

En effet, le système politique du Sud de l’Italie est caractérisé par des rapports que nous appelons la clientela. Cette situation est bien connue par les politiques de profession. Eux-mêmes l’admettent:

“Les citoyens sont exclus du champ politique. En Calabre il n’y a pas de participation civile. Il n’y a plus les instruments de comparaison et ça c’est possible grâce aussi à la télévision, qui a modifié tous les rapports entre les hommes” (m, 24)7.

“Aujourd’hui, en Calabre, il n’y a pas une éthique publique, une éthique de la représentation. Nous entendons beaucoup de beaux discours, mais dans la réalité on ne change rien” (f, 41).

“Il y a un déficit de participation. Les hommes s’éloignent de la politique et il faudrait donc aller à la recherche d’un lieu où discuter sur les problèmes de la société et où ces discours puissent appartenir à tout le monde” (m, 61).

“Je me demande: qu’est-ce que la politique fait pour les hommes? Les politiques se disputent les fonctions, ils s’assurent les mandats. C’est un problème qui est strictement lié à celui de la « mafia ». Les jeunes ne croient plus à la politique, aux hommes politiques, à l’état et, voilà, ils se laissent corrompre. En Italie on ne croit plus à la politique et aux politiques de profession actuels” (m, 36).

“En Calabre, un nombre de politiques restreint détient des pouvoirs monocratiques. Ils s’occupent de donner du travail en fonction de l’amitié et du favoritisme. Ils ne tiennent pas compte des compétences” (m,72).

“En Calabre, il y a une grande difficulté à créer une solidarité entre les sphères les plus positives de la société” (m, 55).

De l’analyse de ces interviews, on peut déduire une absence de participation et une crise des valeurs éthiques et morales. Les citoyens ne participent plus à la politique. Ils ne sont plus engagés.

 

3. Transformation des valeurs et cristallisation de l’expérience

Mon étude semble démontrer la présence, sur la scène politique italienne, de sujets qui sont toujours plus loin de la société civile et qui pensent presque exclusivement à l’accumulation du pouvoir dans leur groupe d’appartenance.

Le problème qui concerne les règles de la participation démocratique est que les politiques de Calabre, pour s’assurer le « pouvoir », ne se confrontent pas avec les citoyens, mais avec leurs collègues (ceux qui appartiennent au champ politique) et avec les individus qui occupent des positions importantes à l’intérieur des autres champs sociaux (chefs d’entreprise, économistes, professeurs d’université, etc.).

De cette manière, on peut comprendre qu’il y a peu d’individus qui osent discuter les décisions prises par les chefs. En effet, beaucoup de sujets acceptent leur rôle et ils font très attention à respecter les ordres reçus. Je dirais qu’ils adoptent un comportement ordinaire que nous pouvons définir de sens commun: ils se comportent comme les autres politiques s’attendent à ce qu’ils le fassent (Jedlowski 2008, Bégout 2005):

On ne peut pas faire de la politique de façon autonome parce qu’il y a des «hommes de manœuvre» qui détiennent le pouvoir et qui jouent sur la peau des citoyens (m, 24).

Les oligarques commandent dans la politique italienne. Presque personne ne peut se dédier à l’activité politique de façon autonome, sans rendre des comptes aux autres politiques. C’est un cercle vicieux (m, 55).

Les mots que j’ai rapportés suscitent une autre réflexion. La détention du pouvoir et l’aspiration à le posséder le plus possible créent des sujets qui renoncent à des formes d’expérience basées sur le risque ou l’innovation: en d’autres termes, leur expérience apparaît cristallisée. Et cela se vérifie pour différentes raisons : les conditions du système socio-politique de Calabre (l’influence du pouvoir de la mafia, la clientèle, les votes d’échange), une classe politique très vieille et l’absence de substitution par des sujets qui ne font partie de cette classe, la faible présence des femmes et des jeunes à l’intérieur de l’arène politique, etc. Ces causes expliquent l’apathie du politique, lequel préfère vivre en donnant le monde pour sûr plutôt que de risquer une redéfinition de la réalité.

Pendant mes observations, j’ai imaginé une métaphore botanique pour décrire la vie quotidienne des sujets que j’ai suivis. Je pense aux serres où il y a une chaleur artificielle et une lumière irréelle.

Voilà, je pense que le champ politique correspond à la serre, avec son toit ovale, ses fermetures hermétiques, ses horaires de vie, sa quotidienneté toujours la même jour après jour. Les sujets qui vivent dans le champ sont comme les produits qui sont cultivés dans la serre : ils respectent les règles du microcosme, ils vivent selon des horaires établis, ils ne sortent pas de leurs zones d’influence et personne ne se permet d’envahir le milieu de l’autre. A l’intérieur de la serre, comme à l’intérieur du champ, il y a un respect tacite des accords. Il y a une acceptation des règles et des habitudes quotidiennes qui garantit l’existence de tous les habitants du monde artificiel. Et si quelqu’un cherche à changer les règles établies, voilà que le microcosme prend des mesures : il le réprimande ou, dans l’hypothèse la plus mauvais, l’exile hors de la riante galaxie artificielle. Et qu’est-ce qui se passerait si l’un des habitants voulait sortir du micromonde? Je pense qu’il aurait très peu de temps à vivre, parce que l’habitat du champ politique est vital pour sa survie. En effet, l’autonomie des sujets à l’extérieur du champ est fortement limitée. Ils vivent et se reproduisent exclusivement à l’intérieur du frame politique. C’est possible de sortir de ce frame seulement peu de fois pendant l’année pour se montrer aux citoyens – par exemple pendant la période des élections. Mais cela se vérifie pour un temps très bref et pour peu de fois la semaine. De même qu’un sous-marin qui va sous l’eau sans l’aide des bonbonnes, ainsi le politique reste en apnée en dehors de son habitat de référence. Il est dans l’obligation de retourner à l’intérieur du champ pour reprendre à respirer avec ses semblable. L’expérience alors est circonscrite.

J’ai utilisé cette métaphore botanique parce qu’elle me semble particulièrement adaptée pour décrire la vie quotidienne du politique italien qui apparaît de plus en plus cristallisée.

D’autre part, le mot expérience vient du latin ex-per-ire qui signifie un mouvement par et à travers quelque chose : un procès, un parcours qui s’achève et pendant lequel nous enrichissons nos connaissances. D’un côté l’expérience est quelque chose que nous faisons sur le moment; d’un autre côté toutefois, elle est quelque chose qui reste en nous et qui nous prépare à affronter les situations à venir. Le problème du sujet politique est que, une fois qu’il est entré dans son microcosme, il commence un parcours de graduel renoncement à l’expérience, pour se reposer sur les connaissances qu’il a déjà acquises. On peut bien dire que, occupant dans le temps les différents postes et positions politiques, le sujet a beaucoup d’expérience (Erfharung) mais il en fait toujours moins (Erlebnis) (Jedlowski 1994; Bodei 1991; Nedelmann 1991). De cette manière, il vit à l’intérieur de sa sphère de réalité, il bannit le risque de sa quotidienneté et il devient un modèle de comportement pour ses collègues.

Je pense qu’il y a un problème de reconnaissance, qui concerne la notion du « moi social » (Crespi 2004; James 2003; Todorov 1995). Toutefois, quelqu’un dit que la cause de cette attitude est à rechercher dans la technologie (Galimberti 2002). Nous vivons dans l’époque de la technique et d’internet où, pour avoir une information, il suffi d’appuyer sur une touche de mouse. Il n’y a plus la nécessité (pour les politiques et pour les citoyens italiens), alors, de sortir de chez eux et de se «fatiguer» dans le cadre d’une participation fallacieuse. L’avènement de la télévision, puis celle de internet, nous a rendus passifs et bien adaptés (cfr. Jedlowski 2005). On n’a plus le dialogue, la discussion, le contact avec l’autre. Aujourd’hui nous avons tout le nécessaire à «portée de la main»: pourquoi se fatiguer dans une participation illusoire?

Toutefois, en faisant ainsi, les citoyens perdent l’occasion de faire entendre leur voix et, par conséquent, ils autorisent les élites politiques à se reproduire et à se renfermer à l’intérieur du champ politique.

Cette considération peut être valable, selon moi, pour expliquer la crise et la transformation des valeurs et des principes éthiques qui devraient guider l’homme dans ses actions quotidiennes. L’époque postmoderne a créé des rapports le plus souvent superficiels, qui se basent sur l’égoïsme et sur l’intérêt personnel (Fromm 2004; Goffman 1974, 1961).

La priorité du Verstand sur le Vernunft, comme Simmel avait théorisé au siècle précedent, est encore valable (Simmel 1995). Dans la société postmoderne nous assistons à la transformation des valeurs morales, à la commercialisation des émotions et à la prolifération des rapports de surface qui contribuent à endormir la conscience critique des citoyens («le terrible s’est déjà vérifié» (Heidegger 1980)).

Dans cette situation critique, la politique, qui devrait être un guide éthique et social de la société, s’est laissée contaminer par les maux de la modernité. Elle a aussi créé des personnages autoréférentiels et égoïstes – les politiques de profession précisément – qui n’ont plus la confiance des citoyens.

Je suis d’accord avec l’analyse de Damamme, quand il appelle politiciens les sujets qui sont politiques de profession mais qui visent exclusivement le profit personnel, et qui ne mettent pas en avant les références aux valeur théorisées par Weber (Damamme 1999). Néanmoins, je pense qu’il y a certaines normes morales à la base de la politique professionnelle (Pizzorno 1993). Mais, aujourd’hui, les politiques semblent les avoir oubliées. 

Aujourd’hui, comme certains politiques interviewés l’admettent, les citoyens sont utiles seulement pour obtenir les fonds qui proviennent de l’Union Européenne. Les citoyens, alors, deviennent des fantoches. Ils sont utilisés par les politiques pour justifier leurs projets théoriques de participation qui, dans la réalité, n’existeront jamais.

Les politiques alors se servent des citoyens comme ils le veulent. Et, quand les citoyens deviennent inutiles, les politiques les abandonnent comme on fait avec une vieille poupée:

“Il n’ya pas en Calabre, et en Italie en général, la culture de la participation. On parle de participation seulement quand il y a la nécessité de s’accaparer l’argent de l’Union européenne. Et si l’argent arrive, adieu participation et adieu citoyens” (f, 53).

Les réponses des politiques interviewés sont très éloquentes. Leurs comportements, ainsi que leurs réponses, vont influer sur l’état d’esprit du peuple. C’est-à-dire que si les citoyens ne sont plus engagés, s’ils n’ont plus confiance dans la politique, s’ils préfèrent dédier leur attention à n’importe quoi, la cause réelle est à chercher dans les comportements des politiques de profession qui font très peu pour changer l’état des choses.

Aujourd’hui nous assistons à une transformation des principes éthiques et des valeurs morales. En outre, c’est évident, selon moi, que nos rapports quotidiens sont souvent superficiels et ils sont réglés plus par l’intellect que par la raison.

Toutefois, cela n’est pas suffisant pour expliquer l’éloignement des citoyens de l’arène politique en Calabre et en Italie de façon générale. En effet, le problème, selon moi, concerne la vie quotidienne des politiques professionnels. Une quotidienneté qui est très loin de celle des hommes ordinaires. Nous pouvons bien dire que les politiques vivent à l’intérieur d’une sphère de réalité différente (Schütz 1995; 1979).

On peut dire qu’ils vivent vraiment à l’intérieur de leur champ d’action, ils jouissent de beaucoup de privilèges, ils possèdent des pouvoirs et ils concèdent aux citoyens peu de possibilités pour participer activement à la vie politique. Nous sommes en présence d’une élite aisée et autoréférentielle qui, de ses actes, ne rend compte à personne, sinon à elle-même.

 

5. Conclusion

Pour ce qui concerne l’analyse effectuée par Weber, je pense qu’aujourd’hui ce qui manque aux politiques italiens c’est cette «cause» éthique, religieuse ou sociale (Sache) qui devrait représenter leur ethos. Je me demande : où sont la passion, le sens des responsabilités et la clairvoyance dont parle Weber? Tout le monde poursuit une cause, mais pas dans le sens de Weber (Sachlichkeit), parce que beaucoup de politiques restent fidèles aux initiatives de leur groupe d’appartenance.

L’éthique qui marque ces politiques n’est pas l’éthique de la responsabilité, ni celle de la conviction, mais une éthique postmoderne qui se fonde sur l’apparaître et l’avoir (Fromm 2004). Ils ont la nécessité de se montrer comme s’ils étaient des politiques, ils doivent étaler leur status, ils doivent toujours avoir un certain niveau de pouvoir pour faire partie des élites dirigeantes (Maffesoli 2002).

Plus qu’aux «politiques de potence» (Machtpolitiker), qui travaillent dans le «vide et l’absurde», nous sommes face à des sujets qui décident de la chose publique parce qu’ils ont les pré-requis pour le faire. La plupart des politiques de Calabre aujourd’hui semblent tomber dans les deux péchés mortels induits par la vanité (comme Weber nous l’a enseigné): absence d’une cause justifiante (si non celle de l’utilitarisme) et absence de responsabilité. Dans les deux cas, les politiques de profession perdent de vue leurs objectifs éthiques et ils sombrent dans la gloriole et l’autocélébration.

Pour conclure, ma recherche veut démontrer qu’il y a deux exceptions à la situation que j’ai mise en évidence. Ces exceptions sont représentées par les jeunes et les femmes. Les premiers, au début de leur carrière, cherchent à «rester les pieds sur terre», c’est-à-dire qu’ils interagissent avec les citoyens et ils cherchent à favoriser une réelle participation.

Les femmes, d’ailleurs, abordent la politique d’une façon différente. Elles ont une perspective et une sensibilité qui les caractérisent et qui, paradoxalement, les rendent presque étrangères au champ politique et à ses règles.

Toutefois, les jeunes et les femmes, en tant que porteurs d’une nouvelle manière de vivre et de faire de la politique, dérangent les élites, parce qu’ils menacent le statu quo. Changement que les politiques professionnels ordinaires ne veulent pas. Ils préfèrent bannir le risque de leur quotidienneté et se replier sur leur expérience qui se cristallise dans le temps.

Le danger de ces comportements est que les politiques perdent leur capacité de faire des expériences et qu’ils n’aient plus rien à dire.

Mon étude ne permet pas de comprendre si les politiques observés sont performants dans leur action ou non. Je n’ai pas les instruments pour les juger. D’ailleurs, ce n’était pas un de mes objectifs. Toutefois, la « narration » de la vie quotidienne du professionnel de la politique peut aider, selon moi, à comprendre quelques aspects négatifs de la politique italienne actuelle.

Par exemple, si aujourd’hui beaucoup de gens parlent mal de la politique et s’il y a une désaffection générale à l’égard de celle-ci, je pense qu’il faut chercher la raison de cette attitude dans le comportement quotidien des politiques professionnels. En effet, les comportements des sujets politiques représentent un signe à propos des vices et des vertus de la politique italienne actuelle. Je pense que, plus que d’étudier le « macro » de la politique (lois proposées et approuvées, qualité des propos politiques, etc.), il serait opportun de se concentrer sur l’aspect « micro » : sur les petits choses, sur les détails.

En effet, pour améliorer l’action politique des sujets qui nous gouvernent, observer leurs pratiques quotidiennes peut représenter la juste clé pour proposer des correctifs en vue d’une amélioration générale dans la gestion de la chose publique.

Un des objectifs de ma recherche a été d’observer et de faire émerger des particularités qui caractérisent la vie quotidienne de quelques politiques de profession en Calabre. Avec l’idée que, puisque je suis à l’intérieur des processus que je cherche à comprendre, j’ai la possibilité, avec mon étude, de conduire la société à réfléchir sur elle-même pour une future amélioration.

D’ailleurs, c’est toujours une question de perspective: la réalité est polymorphe et c’est le sociologue qui doit l’interpréter. Si la réalité sociale est toujours reproduite par les sujets, nous devons repartir de la vie quotidienne pour modifier celle réalité. Parce que le monde que nous voyons et dans lequel nous agissons quotidiennement est notre création sociale. Et il est toujours possible de le changer.


 


1 Cet article est la nouvelle élaboration de la communication que j’ai présentée à l’occasion de la «1ère Journée d’Études des Doctorants en Sociologie des Groupes Professionnels», UPS Pouchet (IRESCO), Paris, 23 mai 2008. Je remercie Marlaine Cacouault pour sa disponibilité.

2 Seize politiques de profession de Calabre ont été étudiés avec l’utilisation d’une méthodologie de recherche qualitative (observation participante et interviews). J’ai suivi onze hommes et cinq femmes : un sénateur de la République italienne originaire de Calabre, trois assesseurs, quatre conseillers au Gouvernement de la Calabre, deux maires, trois adjoints et trois conseillers aux communes de la Calabre. Des politiques purs surtout, c’est-à-dire provenant des école des partis, mais aussi des professionnels « prêtés » à la politique (une femme professeur, un magistrat et une syndicaliste). Envers cinq sujets - trois assesseur (deux hommes et une femme) et deux adjoints (un homme et une femme) -, j’ai fait usage de la technique du shadowing : c’est-à-dire que j’ai été leur « ombre » pendant cinq jours. Je les ai suivis du matin jusqu’au soir. Et mon observation a été en partie cachée : seul le sujet protagoniste du shadowing connaissait mon identité réelle, pour les autres (pour son entourage) j’ai été à la fois le secrétaire du politique, ou son chauffeur, ou un journaliste, ou encore un parent ou un étudiant. En outre, j’ai effectué une interview ethnographique semi-structurée avec tous les sujets étudiés.

3 En particulier, je pense à la théorie des champs de Bourdieu.

4 Une recherche menée par Michel Offerlé démontre aussi la validité de cette observation pour les politiques de France (Offerlé 1999).

5 La classe politique, autoréférentielle, semble engagée dans un parcours d’autonomie qui pourrait la conduire à la détention d’un pouvoir absolu, complètement séparé de la volonté des citoyens. Dans cette situation, il serait logique de s’attendre à un réveil des citoyens qui devraient être poussés par cette “fièvre morale” qui apparaît quand les intérêts particuliers sont supplantés par les intérêts généraux, ceux de la morale. Á propos de la “questione morale” je renvoie à Salvadori, 2001.

6 Beaucoup de sondages produits par l’institut Demos-Eurisko démontrent que cette tendance est présente en Italie.

7 À l’intérieur des parenthèses on trouve le sexe et l’âge des sujets interviewés.

 

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